Portes ouvertes et portes fermées

Aveugle

Non, ne regarde pas. Ne regarde pas putain… et merde, t’as regardé. C’est ce qui se répète dans ma tête en ce moment. Je sais que je ne devrais pas regarder en arrière, ressasser les choses. Et j’essaye de m’en empêcher. Et j’échoue. Je suis incapable de m’empêcher de regarder en arrière tout comme je suis incapable de m’empêcher de tenter de regarder au-delà de ce qui se trouve sous mes yeux à l’instant présent. Je voudrais être aveugle. Ce serait la seule solution pour ne plus ressentir tout ça.

A quel point cela fait-il mal de se confier, d’ouvrir son cœur, de raconter avec la plus parfaite exactitude que l’on puisse créer lorsque l’on tente de décrire avec de simples mots la tornade, l’ouragan, le typhon, le tsunami, de tous ces sentiments et de toutes ces émotions qui sont en nous, d’exprimer tout cela face à une personne qui reste de marbre ? Combien de fois ai-je baissé ma garde pour finalement me prendre des coups, une pluie de coups, les uns après les autres, chacun me faisant un peu plus chanceler jusqu’à ce que je finisse à terre ? Qu’est-ce que l’on est sensé ressentir quand on a un père impassible, qui paraît ennuyé et même légèrement agacé alors que l’on vient de lui avouer l’un de nos plus précieux secrets, l’une de nos douleurs les plus vives et les plus anciennes ? Oui, j’aimerais être aveugle ; je voudrais ne pas avoir vu ce visage, cette expression, ces yeux noirs qui me jugent avant de détourner le regard comme si je n’étais pas digne d’être regardée. Parce qu’après avoir vu ça, je dois maintenant vivre avec cette espèce de confirmation que je ne suis pas quelqu’un que l’on regarde. Que je suis quelqu’un qu’on ne regardera pas, qu’on ne voit pas, que l’on ne doit pas voir, qui devrait être invisible. Simplement parce que pour cet homme, mon père, je suis ainsi. Et je le lui ai dit. Je lui ai dit qu’à cause de lui, de ce regard qu’il a porté sur moi, je suis fragilisée et que c’est dur de m’en remettre. Et que pourtant, je me sentais parfois prête à lui pardonner, à comprendre que s’il a agit comme ça c’était peut-être qu’il ne pouvait pas faire mieux… J’ai parlé longuement. Et tout ce que j’ai dit et fait n’a rien changé.

J’aimerais être aveugle. Je suis déjà myope, mais j’espère que lorsque je serai vieille - si j’ai la chance de vivre jusqu’à un âge vénérable -, je deviendrai aveugle pour de bon.

Des coups dans l’eau, c’est tout ce que je suis capable de faire. Donner des coups contre quelque chose qui les absorbe sans en être affecté. Plus encore que d’être aveugle, j’aimerais être comme l’eau. J’aimerais être une rivière. Mouvement paisible, lent, calme, infini.