La tête d’Anna est à nouveau vide. Elle se revoit, le soir de sa rencontre avec Cindy, à moitié ivre, marcher dans les rues avec cette nana qu’elle trouvait si extraordinaire. "Quand je t’ai vue pour la première fois, assise là-bas toute seule à cette table, j’ai eu deux pensées. D’abord j’ai pensé : cette fille est comme moi. Et ensuite : non, c’est faux ; je ne suis ni si belle ni si forte." C’était ce qu’elle lui avait dit. La blonde n’avait rien répondu. Le tramway arrive bientôt. La nuit est douce, apaisante. Ce calme envahit Anna et lui permet un court instant de refouler la masse de pensées qui veut se frayer un chemin jusqu’à sa conscience. L’alcool lui a vidé la tête mais cela ne dure jamais très longtemps ; l’angoisse, l’incompréhension, la souffrance, la frustration reviennent la hanter. Le tramway est là, Anna monte dedans et s’assit. Et le jour commence à apparaître, pâle lueur qui transperce la nuit sombre. Qui transperce le cœur d’Anna et le fait saigner. Elle se rappelle soudain ce qu’elle a fait de sa soirée, ce à quoi elle consacré toute sa nuit. Un appartement avec des couloirs et des pièces immenses, remplit de gens inconnus, de jeunes femmes et de jeunes hommes parfois beaux, parfois spirituels, parfois idiots, parfois juste drôles, mais tous aussi bourrés qu’Anna. Elle a passé sa nuit à rire avec tout ce monde-là, à les regarder s’embrasser, danser, vivre. La fatigue se pointe et Anna ferme les yeux. Elle voudrait que les souvenirs cessent d’affluer, que sa tête se vide et ne se remplisse plus jamais. Elle ne rappellera pas Cindy. Elle va fuir, partir ailleurs, dans un autre pays, quelque part où on ne la connaît pas. Comme elle l’a fait cette nuit, elle va se perdre au milieu de ceux qui ne chercheront pas à la ramener. Personne ne peut sauver quelqu’un contre lui-même, pense-t-elle en rouvrant les yeux et en regardant la route.