Portes ouvertes et portes fermées

Nuits sans fin

Insomnies, rêves tantôt effrayant de réalisme tantôt cauchemardesques et cruels, coups de chaud puis de froid, maux de têtes… voilà à quoi ressemblent mes nuits, ces temps-ci. Oh, il m’arrive parfois de faire de très beaux rêves, rassurants, apaisants, pleins d’amour… et de me réveiller aussi sec pour me retrouver face à l’amertume et à la frustration. Je ne dors pas beaucoup mais quand j’y arrive, ce n’est jamais reposant. Et le pire, c’est que je ne vois pas trop ça comme un problème ; ça ne me gêne pas, je ne suis pas fatiguée la journée, je ne deviens pas irritable ou quoi que ce soit d’autre. Je me fais parfois quelques petites siestes, dans un tram ou sur un fauteuil à mon job quand c’est moi qui fais la fermeture et qu’il n’y a quasi personne. Ce ne sont pas vraiment des siestes mais plutôt des instants méditatifs. J’essaye de me replonger dans le bien-être dans lequel j’étais il y a deux mois. Sans réel succès. Ce n’est pas permanent, c’est juste quelques minutes de bonheur fugace qui s’estompe ensuite sans que je puisse le retenir.
Que c’est ironique tout ça… cela me rappelle ma première année au lycée. J’avais une amie, Lau, à qui je me confiais souvent. Elle faisait de même, et puis, un jour, elle a commencé à arrêter. Elle ne parlait plus jamais d’elle. On finissait par ne parler que de moi. Quand je m’en suis rendue compte, je lui ai demandé pourquoi elle faisait ça. Elle a souri et a sorti un grand cahier de son sac à dos. Elle l’a ouvert et, pages après pages, elle m’expliquait son contenu. "J’écris des choses, des secrets ou des problèmes que me racontent les gens. Ce cahier, c’est un peu mon mémo. Je peux me concentrer à fond, écouter les personnes qui se confient à moi et ensuite, je peux réfléchir à tête reposée sur ce qui ne va pas chez eux. Je les aide, je cherche des solutions pour eux. Parce que leurs problèmes sont si faciles à gérer par rapport aux miens… Alors puisque je peux les aider, je le fais." Cette explication m’avait laissé sans voix. Je connaissais Lau depuis longtemps. Je connaissais une bonne partie de ses ennuis, de son passé douloureux. Et j’ai tout de suite compris que ça aussi, cette volonté d’aider les autres, c’était un problème. Elle voulait faire ce qu’elle avait toujours fait : se faire pardonner pour le mal qu’elle n’avait jamais commis. Elle a continué à tenir son cahier pendant un an environ. Je ne lui disais plus rien de moi. On s’est perdu de vue, on s’est engueulé aussi. Je me souviens même plus à quel propos. Ensuite, elle est partie et je n’ai plus eu de nouvelles. Une fois, je l’ai revue, quelques années après, on a juste discuté cinq minutes. Elle avait l’air toujours aussi… gamine. Pourtant, elle avait vécu tout un tas de trucs et elle me racontait tout ça avec un air fier sur le visage, comme si j’étais sa grande sœur et qu’elle s’attendait à ce que je la félicite. Quelle étrange fille, Lau… je me demande bien où elle est, maintenant.
Je disais que c’est ironique parce qu’en fait, malgré moi, j’ai tendance à devenir comme Lau autrefois. J’ai décidé de tout faire pour devenir chamane, pour aider les autres, pour essayer d’apporter ma pierre à l’édifice bancal qu’est notre monde. Mais au fond, la personne que j’ai le plus envie d’aider, c’est moi-même. Je sais ce que j’ai à faire. Me guérir moi, puis guérir les autres. Ou plutôt, essayer de me guérir, pour ensuite essayer de guérir les autres. Je ne suis pas encore assez sûre de moi pour dire que je vais y arriver. Parfois, j’y crois assez fort et parfois c’est tout juste si je ne baisse pas les bras.
Les nuits que je passe, je crois que je les apprécie plus que je ne les déteste. Elles me paraissent… illogiques, illusoires, instables, immatérielles. Ce sont des mystères. Mes mystères. C’est comme un monde à part, un endroit et un temps figés, là où je rêve et où je réfléchis. Tout prête à la réflexion, à une sorte de quête personnelle de vérité parmi des fragments sans queue ni tête. Quand le matin arrive enfin, après une de ces nuits chaotiques, j’ouvre les yeux doucement et la première chose à laquelle je songe, c’est à quel point je trouve étrange d’avoir réussi à me réveiller.