Petite descente en enfer
Qu’est-ce que je disais, l’autre jour ? Que quand je descends aux enfers, j’y vais seule. Entièrement vrai. Même quand je suis entourée de personnes que je pourrais qualifier "d’amis" - un peu exagéré comme qualificatif mais bon, on fera avec parce que j’ai pas mieux - je ne les emmène jamais avec moi au cœur de mes cauchemars. Finalement, je suis un peu comme Mi. Protectrice.
Une soirée qui commence par de la gêne, des inconnus qui ne savent pas sur quel pied danser et quelques amis communs qui nous entraînent au hasard des rues. On passe de bar en bar, j’en reconnais la majorité. Je ne prête pas vraiment attention aux conversations qui se créent. A certains moments, je me tourne vers Mev pour lâcher une ou deux blagues qui font rire tout le monde ; ils m’aiment bien, on dirait. Nous voilà dans l’un de mes bars préférés. Surprise : Mi débarque. Et je parle de plus en plus. Je parle trop. Nos amis finissent par s’imaginer qu’ils m’ont cerner, que quand je dis telle phrase c’est la vraie moi qui parle. Alors que je n’en pense pas un mot. Que presque rien de ce qui sort de ma bouche n’est vrai. Que quand je dis la vérité et que je lâche les mots qui me pèsent, personne ne le remarque ou alors personne ne le prend au sérieux. Fichu don du mensonge.
Ils s’amusent, ils sont dans leur monde. Et ne savent pas que je ne fais pas partie du leur. Je regarde Mev et je songe à la dernière fois qu’on a dansé ensemble, à son sourire, à son visage. J’aurais voulu qu’elle s’en souvienne. Mi me prend dans ses bras. Son parfum, ses mains chaudes, ses doux cheveux longs, je tente de conserver le souvenir de sa présence. Elle est déjà partie. Le souvenir s’efface. J’ai mal. Je souris, bois une gorgée de mon verre presque vide et relance une discussion avec D. Un type sympa, D. Un très bon danseur. Un autre bar, suivi d’une boîte, et la danse est lancée. D est dans son élément. Mev a l’air aussi timide que d’habitude. Mi va au fumoir. Les yeux dans le vague, je me demande quoi faire. Ils n’ont pas besoin de moi. Je suis fatiguée, je devrais rentrer. Je ne rentre pas. Je ne pars pas. Je vais danser avec Mev ; je lui murmure quelques mots à l’oreille que je regrette dans la seconde qui suit. "Dis-moi, est-ce que j’ai une chance avec toi ?" Je ne suis pas bourrée. Le cauchemar est juste parfois trop lourd à supporter alors il m’arrive de ne pas pouvoir tout contenir en moi, dans le secret du silence. Mev ne sait pas quoi répondre. Moi non plus, je ne sais pas ce qu’elle pourrait répondre. La soirée continue. Mi est toujours au fumoir et je me dis que si je fumais, ce serait ce que je ferais moi aussi pour ne pas avoir à expliquer aux autres pourquoi je n’arrive pas à sourire et à m’amuser.
Commande au bar. Une inconnue me demande si ça va. Je dois donc faire une tête pas terrible. Marre de sourire. Je lui raconte en trois phrases ce qui me fait chier. "J’ai dragué une amie et elle s’en fout. Ma deuxième amie sait que je suis bi, elle me chauffe alors qu’elle ne veut rien faire avec moi. Et je crois que je deviens alcoolique, là." L’inconnue rigole. Moi aussi. On part aux toilettes.
Retour de Mi. Danse. Il manque quelque chose. Je n’arrive à rien, mes pieds font n’importe quoi, je me sens pas à l’aise ; je m’éloigne du groupe. Besoin de solitude. Je cherche l’anonymat de la foule qui ne me connaît pas. Inquiétude de mes "amis". Je reviens, leur donne une excuse bidon.
Il y a Mi, Mev, D, des amis, de la bonne musique. Et dans ma tête, c’est l’enfer. Mi est la tentation incarnée. D est comme un petit frère turbulent que je dois surveiller et qui me tire sans cesse par le bras en criant. Mev est la fille que j’aimerais pouvoir protéger de tout. Les gens autour de nous sont une masse informe de visages flous, de sourires niais, de maladresse, d’alcool qui tombe au sol, d’embrassades fausses. Des monstres. De gentils monstres qui forment une bande soudée à laquelle je n’appartiens pas. Ils sont mes monstres et en même temps, ils ne le sont pas.
After chez un ami de Mi. Discussions qui n’en finissent pas. Personne n’a sommeil, personne ne dort. La nuit n’existe pas. Je ne dis rien d’étrange, je me retiens. Je ne raconte pas que j’ai couché avec cette nana, à la boîte. Je ne dis pas à Mev que j’ai envie de l’embrasser. Je ne dis pas à D qu’il devrait aller dormir. Je ne dis pas à cet inconnu qui nous accueille chez lui que je voudrais squatter quelques jours ici. Je ne dis pas à Mi que sa poitrine me fait rêver depuis vingt bonnes minutes. Je ne dis rien de mon enfer. Jamais.